Pas pour moi

Avant de m’en aller, je salue les autres employés qui, comme moi, restent le plus tard possible. Pas forcément parce qu’ils sont passionnés par leur travail mais aussi et surtout parce qu’ils ont quelque chose à fuir. Un mari avec lequel ils n’arrivent plus à communiquer, une mère envahissante, un colocataire devenu encombrant. Moi, c’est tout le contraire. Je fuis la solitude.

Rentrer et me retrouver en tête à tête avec moi-même, une fois de plus, ce soir, c’est trop. Alors, je pourrais sortir. Faire un ciné, aller au sport avec les copines mais j’ai le sentiment que je n’ai plus l’âge. Plus l’âge où on appelle ses amies à la dernière minute et qu’elles sont ravies de vous entendre, ravies d’enfiler leur veste à la va-vite et de vous retrouver au bar du coin dans les cinq minutes. Ce plaisir reviendra certainement… plus tard… Pour l’instant, j’ai rêvé de liberté et je me suis prise à mon propre piège. La routine.

Cette agence, ce n’est peut-être pas la panacée mais j’ai quitté mon ancien travail pour elle. Au départ, pour une meilleure gestion de mes horaires, pour une entreprise à taille humaine, pour la qualité du relationnel… Maintenant, je ne sais plus. Comment peut-on s’éloigner autant de l’idéal que l’on s’est fixé ? Pourquoi, dès que ma vie prend une nouvelle direction, je finis par me dire « ben non finalement… Pas pour moi ». J’étais si sûre, cette fois, de ce que je voulais. A quel moment, ça a merdé ? Je n’ai aucune raison de me sentir mal et pourtant, c’est comme si j’occupais le corps de quelqu’un d’autre. Comme une Bridget Jones qui aurait mal tourné. Prisonnière de mes chaînes, je ne vois pas comment m’en sortir.

L’antre du boss se situe au bout du couloir, la mienne non loin de là. Je passe donc devant chacun des autres bureaux avant d’arriver jusqu’à la porte qui nous sépare de l’accueil au public. Contrairement à mon ancien travail, ici, nous ne sommes que trois par bureau au maximum et à cause de mes anciennes habitudes d’open space, cette intimité excessive est presque troublante. Les locaux ne sont pas de toute première fraîcheur et j’ai d’ailleurs entendu dire que cela fait quinze ans qu’on parle de rénovations. L’espoir fait vivre. De toute façon, en attendant, on y survit très bien. J’ai toujours adoré le côté kitch des années 80 et mon collègue du bureau d’en face, Michel, a même décidé d’en conserver la moustache et la coupe de cheveux. Que demander de plus ?

Là, Joachim attend patiemment que la photocopieuse lui jette à la gueule son dossier. Cela fait un moment qu’il est ici, je veux dire dans l’entreprise, pas à côté de la photocopieuse. Il a appris vite et sa conscience professionnelle épate tout le monde, spécialement le chef. Lèche-cul vous dites ? Non, maso plutôt, je crois. Chacun son délire. Cela va sans dire que toutes ses bonnes qualités d’adaptation lui auraient presque permis de se fondre dans le paysage. Sans son mètre quatre vingt dix sept… Enfin, je dis ça mais je ne travaille moi-même que très rarement avec lui.

Le grand blond au physique d’adolescent partage le bureau de Monique et Olivier. De ce qu’ils m’en disent, il brille par son ambition mais pas seulement. Son capital sympathie n’est pas à négliger. Le fourbe. Si la conjoncture le permettait et qu’il continuait de bosser, il grimperait rapidement les échelons. C’est le genre d’homme que j’admire et dont, en même temps, je suis persuadée qu’il deviendra un requin qui n’épargnera rien ni personne sur son passage. Un connard quoi ? Non, un mec malheureux. Le type qui, à la longue, deviendra de moins en moins fréquentable, que je trouverai de moins en moins admirable mais que je jalouserai quand même d’avoir eu la carrière que je n’aurai pas su avoir. Agaçant. 

Le dernier dossier de la journée. Le dernier dans cette boîte. Je ne sais même pas si quelqu’un va se rendre compte de ma disparition demain. Peut-être que certains me penseront malade ou en vacances, mais ils mettront sûrement un certain temps à poser la question à la RH.

Mais tiens, voilà Sophie. L’ancienne collègue de  Sylvia, ma maitre de stages de fin d’études, qui m’avait recommandé pour ce poste. Elle va me manquer. Féminine, sûre d’elle, en bref, le type de femmes sur lequel je craque mais avec qui je n’ose pas. Trop peur de terminer menotté au lit, prêt à être fouetté ? Sans doute, sans raison…

Quand je passe à côté de Joachim, je le trouve plus sérieux que d’habitude. Ses yeux croisent les miens et je me demande ce qu’il a bien pu y trouver.

– Ça va ? T’as l’air ailleurs.

Je me doutais bien qu’il n’avait rien pu lire dans mon regard. Mais c’est vrai, à cet instant précis, je rêve d’inconnu. D’aventures. De tout envoyer bouler et de recommencer à l’autre bout du monde. Vous croyez qu’on peut commencer une vie de guide touristique au Costa Rica à 42 ans ? Je soupire finalement.

– Je n’ai juste pas envie de rentrer chez moi.

Je souris. Moi non plus, je n’ai pas envie de rentrer chez moi.

Une petite voix intérieure me parle. C’est ta dernière chance, ducon, saisis-là (oui, je ne suis parfois pas très tendre avec moi-même mais que voulez-vous…). Je me lance.

– Et qu’est-ce qui t’y oblige ?

Sa réponse m’estomaque. Oui, rien après tout, mais je ne vais pas rester là jusqu’à demain. Il rajoute en continuant de sourire.

– Tu veux qu’on aille boire un verre ? Histoire de retarder l’échéance.

Mon visage s’illumine. Je devrais lui répondre non, pour ne pas ajouter au ridicule de la situation, mais je ne peux pas me contrôler. J’intéresse cet homme, il m’invite à boire un verre et moi, ce soir, j’ai envie d’être emportée hors de mon quotidien, même si cela se passe seulement sur le trottoir d’en face.

Nous voilà donc partis. Dans l’escalier, je me demande ce que je dois penser. Elle aussi j’imagine. Pense-t-elle que je la drague et auquel cas, si elle a accepté, cela signifie-t-il que je lui plais? Ne se pose-t-elle même pas la question, la différence d’âge entre nous ne lui laissant aucun doute sur des intentions simplement amicales ? Ou bien tout cela à la fois, mais ayant besoin d’une oreille attentive à ses problèmes, elle a décidé d’accepter mon invitation malgré ses multiples interrogations. La dernière possibilité étant qu’elle n’a pas refusé parce qu’elle a pensé que c’était moi qui avait besoin de parler. La pitié… J’espère ne pas en être réduit à ça. Quoi qu’il en soit, ne pas réfléchir. L’emmener dans un endroit que tu connais, que tu apprécies, histoire de vous mettre à l’aise.

Six ans que je travaille dans le quartier et je n’ai jamais fréquenté cet endroit. En entrant, je perds dix ans. De prime abord, l’ambiance de ce pub peut paraître feutrée mais elle est néanmoins chaleureuse. La plupart des clients sont étudiants, voire lycéens. Les rires fusent, ça joue avec son smartphone, ça s’embrasse dans le cou. Joachim n’a pas l’air gêné. Peut-être même que ça lui rappelle des souvenirs pas si lointain. Les verres s’entrechoquent. Ça trinque. Nous trinquons aussi. A nous. Je bois un peu mais pas assez pour être saoule. Enfin normalement. Je me sens comme enivrée par la voix de Joachim. Je ne sais plus ce que je lui raconte. Le temps passe trop vite. Il faut que je rentre, lui aussi.

On a commencé à parler l’un et l’autre de nos divers centres d’intérêts et c’était très agréable. Elle avait l’air d’apprécier ma passion inattendue pour le clavecin et m’ouvrait petit à petit la porte restée entrouverte de ce passé que je ne connaissais pas. Pourtant, soudain, je serais incapable de dire quelle goutte d’eau a fait déborder son vase mais elle a vidé son sac, là sous mes yeux. Et Dieu sait combien le sac de n’importe quel être humain peut parfois déborder, même au sens figuré. J’ai vu ses yeux briller, j’ai même cru qu’elle allait pleurer. Qu’est-ce que j’aurais pu lui répondre ? Moi, avec mon inexpérience…

Elle n’était pas celle que j’imaginais et je l’admirais encore. Pour son humanité, pour sa franchise. Avec moi, avec elle-même. Elle était dépassée par l’ordinaire de nos existences, comme tant d’autres. Etait-ce une raison suffisante pour que je ne m’intéresse plus à elle ?

Non. Je le retiendrais pour une prochaine fois. Ne jamais se fier aux apparences. Les apparences… Je me demande ce que de son côté, elle a bien pu s’imaginer sur moi. A 27 ans, toujours pas casé. Peut-être bien que tout ce temps, elle a cru que j’étais gay ! Cela expliquerait pourquoi elle a accepté mon invitation aussi facilement. Et peut-être même cette scène improbable…

Sur le trajet, nous réalisons que nous habitons seulement à quelques rues l’un de l’autre, et de fait, il passe devant chez moi avant d’arriver chez lui. C’est tellement étrange. Toutes ces années si proches sans que nous ne nous soyons jamais rencontrés en dehors du boulot. Alors que nous sommes sur le point de nous séparer, quelques gouttes de pluie s’invitent à la soirée. Rien de bien méchant mais je lui propose de rentrer se mettre à l’abri quelques minutes, le temps que cela cesse. Sans vraiment savoir pourquoi. Par pure politesse. Quoi qu’il en soit, il accepte. Bizarre, j’aurais cru que ce genre de situation ne se produisait que dans les romans à l’eau de rose ou les histoires de serial killer.

Je tourne la clé dans la serrure puis enfonce lentement la porte, comme si nous allions pénétrer dans l’antre d’un monstre mystérieux. Non, c’est juste mon appart, et ce soir, il ne m’a jamais paru aussi vide et silencieux. C’est insoutenable. Mon mari est en déplacement pour la semaine. Parfois, je me demande si c’est d’ailleurs son travail qui l’accapare autant ou bien autre chose… Il devait bien servir la même excuse à son ex-femme au début de notre relation alors… J’ai sûrement trop d’imagination. Je ne devrais pas. Les gens peuvent changer. Oui, j’y crois. J’ai bien changé, moi. L’ivresse retombe et je me sens coupable. Pourquoi j’agis comme ça ? Je décide de mettre un peu de musique, du jazz. Le jazz, ça guérit tout. Le jazz, ça détend. Ce soir, le jazz, c’est parfait et la voix d’Ella Fitzerald s’élève dans la pièce.

Les enfants sont chez leurs grands-parents pour les vacances scolaires. Elle s’excuse pour le bazar qu’elle n’a pas encore eu le courage de ranger. Bazar ? Heureusement que ce n’est pas chez moi qu’elle est venue. Un peu de vaisselle traîne dans l’évier, de la paperasse sur le buffet, des bouquins sur la table du salon… Les jouets sont figés dans le carré qui leur est réservé. Je commence à la connaître. Elle laisse ça exprès, ça lui donne l’impression qu’ils sont un peu là. Ces petites voitures évoluant sur leur tapis, prises dans le calme qui vient toujours après la tempête. Elle a soufflé et il ne reste rien. Si. Il reste nous.

Joachim me regarde. C’est tellement improbable cette situation. J’ai peur qu’il m’arrache les vêtements à mains nues et me dévore toute crue. C’est à la fois excitant et troublant de se sentir désirée comme ça. Il se rapproche de moi.

Contre toute attente, sans un mot, il m’invite à danser. Je ne le repousse pas. Il me prend délicatement dans ses bras, comme s’il avait peur de me casser. Je n’aurais jamais pensé qu’il puisse y avoir autant de douceur au fond de lui. Et même si c’est peut-être le cas, je ne veux pas croire qu’il puisse faire mentir ses sentiments. Je veux croire qu’il est heureux d’être avec moi, heureux que je lui ai proposé d’entrer… Même pour un instant, même pour une seule fois, même s’il se fout probablement de moi, je savoure ce moment qui ne se reproduira peut-être jamais. Tout est allé si vite. Ma tête posée contre sa poitrine, je fredonne. Je ne réfléchis plus. Je préfère profiter de la chaleur de ses bras encore un peu, saisir la sérénité de cet instant…

Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Pourquoi je suis allé jusque là. Mais je l’ai fait. Je la regarde. Elle est belle et je n’ai pas changé d’avis. Elle me plait. Elle me plait tant, même si elle est mariée, même si elle a deux enfants adorables et quinze ans de plus que moi. La musique est douce, ses mains aussi et moi… Moi…


4 réflexions sur “Pas pour moi

  1. Un déroulement bien cadencé. Les informations sur le personnage de Sophie sont distillées tout au long du texte en entretenant l’intérêt du lecteur. L’idée de mêler les deux points de vue avec l’utilisation des italiques renforce l’intrigue. La chute à laquelle on pouvait s’attendre est bien amenée. Bravo !

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