Montparnasse

Catégorie : Instants de vie / Temps de lecture : 10 min

TW : deuil

Dis-moi Papou, quand on est grand, ils s’en vont où les rêves ?

J’avais voulu lui poser la question cent fois, mais je n’avais jamais trouvé la bonne occasion. Ou peut-être que je n’avais pas su la saisir, qui sait. Maintenant, quoi qu’il en soit, il aurait du mal à répondre. Ainsi, debout devant la tombe de mon aïeul, j’attends je ne sais quoi.

Cet été est pourri. Il ne fait jamais assez chaud, mais il ne pleut pas. L’atmosphère est emplie d’une lourdeur asphyxiante et ça n’en finit pas. Il en résulte une mauvaise humeur ambiante, une envie irrépressible d’être en vacances, même si l’on en revient, et cela simplement pour fuir ce quotidien qui nous plombe. Et ce n’est pas l’actualité qui va nous remonter le moral.

Dis-moi Papou, quand on est grand, ils s’en vont où les rêves ?

Cette phrase, je ne l’avais pas inventée, je l’avais lue un jour, quand j’avais neuf ans. Curieuse, comme toutes les gosses de mon âge, je suppose, j’avais fini par fouiller le sac à main de maman. Il m’avait toujours intrigué. Malheureusement, j’avais été très déçue. Pas de pochette secrète, pas de truc comme les magiciens. Énorme, avec des motifs de roses sur fond noir et des lanières en cuir, il me rappelait celui de Mary Poppins. D’ailleurs, comme elle, maman y trouvait systématiquement tout ce dont j’avais besoin. Un mouchoir si j’avais pleuré, une bouteille d’eau si j’avais soif, un parapluie en cas d’intempérie et même la liste des courses. Puis ce carnet.

Elle l’emportait toujours avec elle. Il était beau, l’extérieur recouvert d’un cuir plutôt foncé, sculpté à la main grâce à des techniques de repoussage, chaque détail travaillé au millimètre. Des arabesques y formaient un infini entremêlement de feuilles – dont se détachaient distinctement les nervures – et de pétales, plus ou moins sombres, tandis que les pages étaient aussi fines que du papyrus. Des dizaines et des dizaines se succédaient, couleur crème. Mais dans le carnet, une unique phrase, comme si après, le temps s’était arrêté.

Dis-moi Papou, quand on est grand, ils s’en vont où les rêves ?

À elle non plus, je n’aurais plus l’occasion de lui demander pourquoi cette phrase était la seule dans son calepin. Probablement qu’elle avait eu envie d’y coller des maux et que finalement, cela s’était éteint. Peu importait la raison. Maintenant, elle reposait à l’étage en dessous, juste au-dessus de Mamé Madeleine, depuis déjà sept ans. Oh, qu’ils ne s’inquiètent pas, je m’occuperai bien de leur nouvel habitat. Un jour sans doute, ce serait aussi le mien alors… Depuis l’enterrement, j’étais venue chaque fin d’après-midi. J’avais arrosé les fleurs, enlevé celles fanées des bouquets dont les couleurs se ternissaient avec le soleil. Mon grand-père n’était pas un inconnu et forcément, du monde avait voulu embellir sa tombe. Une façon pour les gens de montrer qu’ils pensaient encore à lui, malgré tout.

De temps en temps, je m’étais également promenée entre les sépultures, observant d’un œil distrait les plaques de marbre ou de verres polies, mes pieds traînant sur les galets blancs. C’est ainsi que je me surprenais à trouver à présent certains portraits ou autres gravures de colombes très réussies ou bien à être attendrie par des phrases aussi simples que « à notre petit ange » ou « à notre chère cousine ». Je laissais mon esprit divaguer, m’attardais parfois sur les années de naissance et de mort – maudissant le sort qui semblait s’acharner – et imaginais la vie d’antan des personnes dont les croix à l’abandon, recouvertes de lierre, étaient le dernier signe de leur existence passée. Et qu’importe qu’on partage au centre du cimetière le caveau monumental de la famille la plus riche du coin ou une sépulture plus modeste, ici, pas d’exception, au final, on est tous logé à la même enseigne.

Allez, dis moi Papou, quand on est grand, ils s’en vont où les rêves ?

Il devait bien le savoir lui, à quatre-vingt-douze ans. Un bel âge. Exactement l’inverse du mien. Il avait été ce joli garçon que je reconnaissais à peine sur les photos jaunies, au bras de Mamé en 1947, autant que ce vieil homme à moitié sourd aux cheveux devenus rares et gris qui venait de me quitter. Entre les deux, il avait pleuré, ri. Il avait assisté fasciné ou impuissant aux miracles du progrès. Bien malgré lui, m’avait conduit à l’autel le jour de mon mariage. Presque réjoui, m’avait conseillé pour les papiers du divorce en avocat réputé qu’il avait été. Voilà. Voilà quelques-uns des présents dont il m’avait fait l’honneur et qui se trouvaient dans mes bagages.

Papou, tu sais, je me demandais, quand on est grand, ils s’en vont où les rêves ?

Parce que moi, quand j’étais petite, je voulais être aventurière. Tu te souviens, je grimpais sur ton dos et je m’imaginais dans le Far West, trônant fièrement sur ma monture. Je tirais même sur tes bretelles comme si je tirais sur les rênes de mon cheval ! Et puis, quelques années plus tard, je me voyais chercheuse, en blouse blanche, devant ma paillasse, à analyser le contenu de mes tubes à essai. Je ne supportais pas la souffrance d’autrui. Il fallait bien que j’y trouve un remède. Je ne pouvais pas rester sans rien faire. Quand j’y pense…

Dis moi Papou, aujourd’hui, c’est passé où tout ça ?

Dis-moi Papou, quand on est grand, ils s’en vont où les rêves ?

J’ai une vie agréable. Des amis sur qui compter. Un job sympa. Même des amoureux à nouveau, parfois. Mais quand j’essaie d’écrire, j’ai l’impression que je n’ai plus rien à dire, que l’encre s’est épuisée.

Dis-moi Papou, quand on est grand, qu’est-ce qui donne encore du sens à l’existence ?

Dis-moi Papou, quand on est grand, ils s’en vont où les rêves ?

Je regarde le ciel bleu et sa mousse blanche. Je me rappelle les vacances à Montpellier, quand j’avais six ou sept ans. Le même ciel. Le même jour.

C’est drôle comme certains détails réveillent les souvenirs. Nous nous étions rendus dans un parc de jeux en plein air. Le plus grand, le plus beau que j’avais jamais vu. Je sautais partout, je vacillais sur les ponts de singe, j’agrippais des filets pour accéder à des toboggans de plus en plus hauts. J’étais tellement impressionnée que j’en avais parlé pendant des mois et mon seul souhait était d’y retourner. Pour les adultes, ce n’était qu’un parc municipal. Mais pas pour moi. Pour moi, c’était l’Amérique.

Quand je suis partie faire mes études sur la côte méditerranéenne, je suis repassée régulièrement devant ce parc et je l’ai trouvé bien insignifiant. Je me suis demandé alors comment j’avais pu me tromper à ce point sur son compte.

Dans ma tête, je crois entendre résonner la voix de Papou.

— Alice, tu ne t’es pas trompée. Alice, cette vision que tu as de ton parc, c’est comme tes rêves. Aujourd’hui, ils te semblent tout petits, mais il suffirait peut-être de pas grand-chose pour qu’il reprenne la place qu’ils méritent dans ton cœur. Et il suffirait peut-être de trois fois rien pour que tu retrouves ta place dans le monde. Tu le dis toi-même, la vie t’a gâtée, alors donne-toi à nouveau les moyens d’illuminer celles des autres.

Les larmes coulent sur mes joues. Je ne me souviens plus depuis quand je suis là ni depuis combien de temps je griffonne ce carnet en cuir. Je ne sais plus trop qui je suis. Est-ce que je le saurais un jour ? Qu’est-ce que je pourrais… ? J’ai l’impression d’avoir perdu le mode d’emploi depuis des lustres. Mais il a raison, je ne peux pas continuer comme ça. D’être malheureuse, faute de parvenir à être heureuse. J’ai toujours eu horreur de me plaindre, de me résigner. Comment j’ai pu en arriver là ?

Je sanglote pour de bon. J’évacue. Les sentiments, trop à l’étroit à l’intérieur, ont besoin de sortir de leur boite de sardines. Je pleure, je pleure, je pleure… Et tout à coup, la réalité me revient dans la gueule. Je ne suis pas seule…. Non, je ne parle pas de la vie en général, je parle de maintenant.

Je suis assise sur le rebord en béton de la tombe et il est debout à côté de moi. Sa chevelure couleur corbeau est ébouriffée, son mètre soixante-quinze me toise. Il me tend un mouchoir. Je le remercie, dans un affreux bruit de reniflement. Je remets mes cheveux blonds derrière mes oreilles, me mouche et c’est seulement quand je relève la tête que je remarque que, dans sa main, il tient un livre dont il garde la page où il en est avec son doigt. L’Extraordinaire Voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea. Tout un programme.

— Il est sympa votre carnet. Joli travail d’artisan.

Je ne sais pas pourquoi je me sens obligée d’ajouter.

— Il vient des États-Unis.

— Wouah, il en a fait du chemin.

— Comme votre fakir.

Cette remarque le fait pouffer. Ça me fait drôle, j’ai l’impression d’offenser les morts. On ne devrait pas rire dans un cimetière, si ? Pourtant…

Il ajoute :

— Pas faux.

Puis, comme s’il constatait ma gêne, il s’arrête un instant de parler. De mon côté, je ne sais pas quoi lui répondre. J’attends qu’il continue ou qu’il s’en aille. J’ignore comment je dois réagir.

Finalement, il poursuit :

— Habituellement je choisis plutôt les BD de Hardy et Cauvin… c’est plus dans l’ambiance, dirons-nous. Vous connaissez ?

Oui, je connais, mais je préfère détourner le sujet.

— Vous faites quoi dans la vie ?

— Dentiste.

Cette conversation me paraît surréaliste. Le type me paraît surréaliste. Il lit Romain Puertolas ou Pierre Tombal au milieu d’un cimetière. Je ne sais pas s’il doit m’épater ou me faire flipper. Malheureusement de nos jours, les mecs tordus, y’en a plein les rues, beaucoup plus à mon avis que des dentistes originaux.

— Je m’appelle Justin.

— Alice.

Machinalement, je lui tends la main pour la serrer. Il m’explique qu’il vient ici parce que c’est plus calme que son immeuble. Il me montre du doigt la tombe de son frère.

— Et toi Alice, qu’est-ce que tu fais de beau de ta vie ?

Je soupire.

— C’était exactement la question que j’étais en train de me poser avant que tu arrives.

On est passé du vous au tu sans que je m’en rende compte. On doit être à l’aise, sans doute. Je me sens conne, ridicule, mais à le regarder, j’ai l’impression qu’on est dans le même bateau, celui des espérances perdues. Pourtant, la vie m’a rendue méfiante. Envers et contre lui. J’ai du mal à me confier. C’est peut-être un serial killer de cimetière, il attire comme ça des victimes fragiles, les ramène dans son appartement et les découpe en morceaux. C’est ça. Ou bien non. Il n’est peut-être même pas dentiste, ce n’est peut-être même pas la tombe de son frère, peut-être même qu’il n’a jamais lu un bouquin de toute son existence et peut-être… C’est décidé, définitivement, dans le doute, je n’irai jamais chez lui.

Il interrompt le flot absurde de mes pensées.

— Je viens ici quand j’ai besoin de réconfort, mais j’ai toujours du mal à m’imaginer que nos morts reposent sous cette terre. Pour moi, ils nous accompagnent.

C’est vrai, dans nos gestes d’amour, dans nos mots, dans nos fous rires, parfois, je les ressens. Tu n’es plus là où tu étais, mais tu es partout là où je suis. Victor Hugo.

— Après ma séance de lecture, je fais le tour des personnes âgées isolées de mon quartier, pour vérifier si tout va bien. Avec cette météo, difficile pour eux de sortir. Ça leur change les idées. Enfin j’espère.

Pas possible, il déconne. Ben non, il semble sérieux. Ses yeux bleus ont l’air de ne pas savoir mentir et mes yeux verts ont l’air de deux idiots.

— Tu veux venir ?

Je pense pourquoi pas, après tout. Mais aucun son ne parvient à passer le seuil de ma bouche.

— Je vais rester encore un moment. Si tu te décides…

Il retourne s’asseoir. Naturellement, il plonge à nouveau la tête dans son bouquin.

Je me demande ce qu’il attend de moi. Pourquoi je l’intéresse ? Je ne suis qu’une fille lambda. Non, mais n’importe quoi. Arrête de te poser autant de questions. Arrête. Parce que de toute façon, ton dentiste, il n’aime peut-être pas les femmes… ça tombe bien, j’ai jamais aimé les dentistes.


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